Familia grande

La familia grande (Camille Kouchner)

« Tu as vu ce qui arrive à Duhamel ? » : voilà le message que j’ai reçu d’une de mes anciennes collègues il y a quelques jours, accompagné d’un article du Monde sur une affaire qui allait défrayer la chronique les jours suivants. Il y a quelques années, nous avons toutes les deux travaillé avec Olivier Duhamel, et forcément, cette terrible révélation nous a amenées à repenser à cette époque. Mais au-delà des gros titres des journaux, il y a surtout un livre : « La familia grande », de Camille Kouchner. Et parce que je me méfie des médias, souvent racoleurs, et de tous ceux qui donnent leur avis sans savoir de quoi ils parlent, j’ai eu envie moi aussi de lire ce livre, pour me faire ma propre opinion…

Le pitch de l’éditeur :

" Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants. " C.K.

C'est l'histoire d'une grande famille qui aime débattre, rire et danser, qui aime le soleil et l'été. C'est le récit incandescent d'une femme qui ose enfin raconter ce qui a longtemps fait taire la familia grande.

 

Un livre nécessaire

Est-ce que ce livre aurait été publié si son autrice n’était pas la fille de Bernard Kouchner et Evelyne Pisier ? Aurait-il seulement eu un tel retentissement si ses révélations n’avaient pas mis en cause la personnalité publique qu’est Olivier Duhamel ? Sincèrement, je ne le pense pas. Et c’est justement pour cela que ce livre est nécessaire et courageux.

On estime qu’en France, une personne sur 10 aurait été victime d’inceste. UNE PERSONNE SUR DIX !!! C’est énorme… Alors pourquoi n’en parle-t-on pas ? Parce que c’est tabou, parce qu’« on lave son linge sale en famille », parce qu'on a honte, parce qu'on a peur de ne pas être cru(e)... Mais que fait-on de toutes ces vies brisées ? De ceux dont l’existence aura été gâchée pour des crimes dont ils ont été victimes ? De ceux qui, pour ne pas faire voler leur famille en éclat, doivent se taire et porter un fardeau bien trop lourd ?

En quelques jours à peine, j’ai déjà entendu de nombreuses personnes critiquer Camille Kouchner : « elle n’aurait pas dû parler », « ce n’est pas son secret mais celui de son frère », « elle n’est pas la victime », « c’est juste un coup de pub » »… Au contraire, je crois qu’il lui a fallu bien plus de courage pour publier ce livre et lever le voile sur l’atrocité qu’elle et son frère ont vécue : parce qu’elle aussi est une victime, par ce secret qu’elle a été obligée de porter pour ne pas nuire à sa mère, à sa famille, à son frère. Comme dans toutes les « affaires de mœurs », souvent la victime est pointée du doigt alors qu’elle devrait être écoutée, entendue, soutenue. Son livre est d’autant plus courageux qu’il révèle un odieux secret dans une famille de personnalités. Comme quoi, l’inceste arrive dans tous les milieux, personne n’est épargné.

Certains lui reprochent aussi de mal avoir utilisé le terme d’inceste, réservé aux personnes de la même famille. Là aussi, je rigole doucement : Camille Kouchner est une avocate brillante, bardée de diplôme, avec une carrière exceptionnelle. Évidemment, elle ne se serait pas trompée sur une notion basique de droit. Ce que j’ai surtout lu dans ce livre, c’est combien son père était absent, dur, colérique, et combien son beau-père (Olivier Duhamel) a en réalité rapidement pris (en apparence) le rôle qu’on attendrait d’un père, pour les enfants de sa femme.

 

Un terrible processus psychologique

Contrairement à ce que certains pensent, ce livre n’est ni voyeur, ni vulgaire. L’inceste n’est évoqué qu’à la moitié de l’ouvrage, et de façon très pudique. Pas de description, des mots choisis avec soin. On comprend surtout dans quel environnement vivaient ces enfants, entourés d’adultes soixante-huitards qui, sous prétexte de liberté, n’avaient en réalité aucune limite.

Bizarrement, « La familia grande » m’a fait me questionner sur mon rôle en tant que mère. Dans le livre, on lit que Camille Kouchner vouait à la sienne une admiration sans bornes. Et pourtant, Evelyne Pisier être décrite comme d’une cruauté terrible, faisant systématiquement passer sa liberté avant les envies de ses enfants, se moquant même de leurs passions et ne les soutenant pas dans les choix qui n’étaient pas les siens (drôle de façon de respecter la liberté des autres…). Lorsque sa propre mère se suicide, Evelyne Pisier sombre peu à peu dans l’alcoolisme et la dépression, faisant là encore preuve de beaucoup de dureté avec ses enfants. Jusqu’à la révélation du secret : elle prendra alors le parti de son mari (Olivier Duhamel), accusant même son fils (victime) de l’avoir trompée, elle.

Ce livre dresse un drôle de portrait très réaliste de ces grandes tribus, ces « familles formidables », où l’on rit, échange, danse, se retrouve pour partager les moments de joie mais aussi de tristesse. De l’extérieur, ça fait rêver : la villa somptueuse avec la piscine, les grandes tablées, les discussions passionnées, des personnalités brillantes. Sur le papier tout semble idéal. Mais dès qu’on gratte un peu le vernis… C’est ce que fait Camille Kouchner : elle nous permet de regarder par le trou de la serrure, de voir que derrière ce qui brille, se cache parfois une réalité bien moins jolie.

Ce livre très court est un véritable coup de projecteur sur l’emprise psychologique que l’entourage, le milieu, la famille, peuvent avoir sur des enfants qui tentent de se construire.

Ainsi, ils étaient nombreux à savoir : alors pourquoi n’ont-ils rien dit ? Alors qu’Olivier Duhamel est incontestablement dans ce livre un terrible bourreau pourtant adoré, je ne peux m’empêcher de penser que tous ceux qui étaient là, qui ne pouvaient pas ne pas voir – du moins ne pas avoir la puce à l’oreille – n’aient rien dit et soient restés. Ils sont complices, coupables.

On s'interroge aussi : pourquoi les victimes n'ont-elles rien dit ? C'est là qu'est la grande richesse de ce livre, qui nous dépeint l'emprise psychologique inconsciente qui pèse sur les victimes (la culpabilité, le déni, la peur de faire du mal, le secret pour protéger une mère fragile...). L'emprise psychologique ne se comprend pas toujours quand on ne la pas vécue (comme par exemple celle subie par la victime d'un manipulateur - j'en profite pour vous conseiller ce super livre sur le sujet) et ce que décrit Camille Kouchner dans ce livre est un exemple glaçant de ce que la psychologie permet.  

 

Un besoin vital

Non, ce livre n’est pas une vengeance. Camille Kouchner n’attaque pas gratuitement ses parents pour leur faire payer ce qu’elle a dû endurer. Au contraire, ce livre est cette grande bouffée d’oxygène qu’on respire à pleins poumons après avoir failli se noyer. Elle raconte que pendant des années, elle a eu de gros problèmes pulmonaires, des difficultés respiratoires. Pas besoin de chercher très loin…

Elle et son frère ont été emprisonnés par leur beau-père lorsqu’ils avaient 14 ans, mais en osant révéler au monde entier ce secret terrible, elle se libère, libère ses propres enfants.

 

Alors, verdict ?

Lisez-le. Pas pour vous faire un avis sur Olivier Duhamel, ce n’est pas le plus important : même si la justice est parfois injuste (ah, la fameuse « prescription » qui a sauvé la mise à bien des coupables !), c’est à elle qu’il appartient de gérer cela maintenant. Lisez-le pour comprendre que certains agissements peuvent avoir des conséquences dramatiques. Lisez-le pour vous remettre en cause. Lisez-le pour ne jamais avoir à dire « je ne savais pas » ou « ça ne me regarde pas ».

Camille Kouchner